Avec Jennifer Pacreau, responsable des RH de Digital4better
Jennifer Pacreau est la responsable RH de Digital4better une start-up de la greentech créée en 2020 par cinq cofondateurs qui ont choisi une forme de fonctionnement et d’organisation particulière pour leur entreprise :
la gouvernance partagée
C'est un modèle de gouvernance dans lequel les collaborateurs sont des parties prenantes de la structuration et la vie de l'entreprise - notamment dans les processus de décision.
Les cofondateurs sont partis du constat qu'une entreprise fonctionne par - et pour - ses collaborateurs. Et donc si on veut avoir des actions qui soient pertinentes et qui apportent une vraie valeur aux collaborateurs, la meilleure façon c'est qu'ils en soient partie prenante, et pourquoi pas même à l'initiative en termes de propositions.
Digital4better, pionnier du numérique durable
Issus du secteur de la tech et de l’IT, avec la croyance en une économie numérique plus durable, les fondateurs de Digital4better ont pris conscience de l'impact environnemental et social du numérique, et ont donc décidé d'agir en faveur d’un numérique plus responsable.
Ils ont donc créé Digital4better pour accompagner les entreprises vers un usage numérique plus responsable. Ils ont développé un logiciel appelé fruggr, qui réalise l'analyse de l'empreinte numérique des services d'une entreprise, avec une activité conseil en parallèle.
Pour ancrer cette vision dans leur modèle d'entreprise, ils ont choisi le statut d'entreprise à mission. Ils souhaitaient vraiment que ce soit quelque chose qui drive au quotidien les actions, les ambitions et l'évolution de l'entreprise, pour réussir à sensibiliser et accompagner un maximum d'entreprises vers un numérique plus positif. Aujourd'hui, ils sont un peu plus d'une cinquantaine de collaborateurs.
POURQUOI CRÉER UNE GOUVERNANCE PARTAGÉE ?
Une gestion collective
À ses débuts en 2020, l'entreprise ne comptait qu'une dizaine de collaborateurs. Cet effectif assez restreint permettait que l'ensemble des collaborateurs soient, de façon assez simple, des parties prenantes dans les décisions stratégiques et impactantes de la structure, dans ce qui peut être acté et décidé.
Une volonté de transparence totale
Dans cette volonté de gouvernance partagée, pour que les collaborateurs puissent prendre part à cette structuration d'entreprise, il fallait qu'ils soient au courant de tout ce qui se passe dans l'entreprise.
Les fondateurs ont donc souhaité une transparence totale, et que ce soit une valeur forte de l’entreprise. Ils ont donc donné aux collaborateurs un accès complet à l'ensemble des informations qui concernent l'entreprise (sauf les données personnelles des employés bien sûr) : résultats, chiffres de l'entreprise… mais également la possibilité de pouvoir participer au CODIR et avoir accès aux comptes-rendus.
Cette transmission d’informations était également nécessaire car tout le monde n’avait pas un passé de dirigeant, certaines personnes avaient donc besoin d’une certaine acculturation au quotidien pour comprendre comment fonctionne une entreprise.
Des mécanismes de décision collectifs
À l'époque, et même encore maintenant (car ils sont encore aussi en train de tester ces notions de prise de décision), le processus de décision se faisait de manière assez simple :
Si nécessaire, les dirigeants donnaient du contexte aux collaborateurs,
Ensuite, les collaborateurs donnaient leur avis par un système de vote,
Et la décision était ainsi prise.
Dans cette période de création d’entreprise, c’était important de pouvoir avancer rapidement, et ce format simple le permettait.
Les bénéfices de cette approche
Ce type de fonctionnement a amené beaucoup plus d'engagement et d'investissement de la part des collaborateurs. En prenant part à ce projet, ils se sentaient beaucoup plus ambassadeurs de cette entreprise.
Même s’ils n’étaient pas associés de manière contractuelle, ils étaient quand même à la genèse de cette histoire. Ils ont été des parties prenantes de certaines décisions, ce qui a créé un vrai sentiment d'appartenance à ce projet qui est l'entreprise.
La création de comités et de cellules
Pour gérer la prise de décision de manière plus efficace, ils ont mis en place des comités et des cellules spécifiques, dans lesquels les collaborateurs sont des parties prenantes :
Certains comités sont obligatoires et permanents :
le CODIR, qui est chargé de la direction stratégique de l'entreprise ;
et le Comité Mission qui veille à ce que la ligne conductrice de l’entreprise soit toujours respectée, quelle que soit son évolution, sa croissance.
D’autres comités sont liés à des thématiques du moment importantes pour l'organisation de l'entreprise, et sont créés au fur et à mesure de son évolution. Par exemple, à un moment donné, ils ont dû choisir des règles pour l’augmentation de la rémunération, ils ont donc mis en place un comité rémunération.
Aujourd’hui, ce système de comités fonctionne encore, mais là, ils arrivent à un stade où ils doivent le faire évoluer pour être beaucoup plus efficients dans le fonctionnement de gouvernance partagée.
COMMENT RÉUSSIR UNE GOUVERNANCE PARTAGÉE AU FIL DU TEMPS ?
Plus une organisation grandit, plus elle se complexifie, et on perd alors en fluidité. Il est donc difficile de rester sur un modèle de gouvernance partagée “simple”. Généralement, le point d’inflexion se situe vers 12/15 personnes. Jennifer l’a observé, des choses ont dûes être adaptées entre 10 et 30/40 personnes - surtout qu’en plus du paramètre sur les effectifs, il y a eu facteur géographique qui a complexifié ce fonctionnement : ils sont passés sur 3 sites (Rennes, Nantes et Paris).
L'évolution des comités
Digital4better a commencé à faire évoluer ses comités et cellules internes :
Ils ont ajouté une notion de "raison d'être", c’est-à-dire : à quoi sert ce comité ou cette cellule ? Ceci afin de s'assurer que derrière, il y a un réel livrable, et que ce livrable a un intérêt à court ou moyen terme pour l'entreprise ou pour les collaborateurs.
Ils ont également défini des rôles au sein de ces groupes, qui fait quoi, pour éviter l'inertie et être sûr que les choses avancent.
Des rétroplannings ont été aussi mis en place pour visualiser l'avancement des projets, car certaines cellules vivotaient et on ne voyait aucun livrable en sortir.
La refonte de la communication interne
À 10 sur un même site, c’est facile de communiquer de manière informelle avec ses collègues de travail, mais quand on grossit d'un point de vue effectif et que géographiquement on est dispatché sur trois sites avec des métiers différents, communiquer n’est plus aussi simple…
Pour maintenir le lien et s'assurer que les informations prioritaires et importantes de l'entreprise soient partagées à tous, ils ont dû mettre en place des canaux de communication (comme Teams) et des rituels.
Des arbitrages différents selon les prises de décisions
Jusqu'à il y a environ un an, toutes les décisions importantes (qu'elles concernent le produit, les RH, le marketing ou d'autres domaines), étaient prises vraiment collectivement par l'ensemble des collaborateurs. À cette époque, Digital4better ne disposait pas encore de postes spécifiques comme des responsables de pôles (responsable RH, responsable Marketing…).
Mais avec la croissance de l'entreprise et l'augmentation du nombre de collaborateurs, tout ne pouvait plus être traité par les cofondateurs, et c’est normal. Il était devenu nécessaire de recruter des postes spécialisés pour apporter une expertise métier.
Le fait que des responsables aient été nommés dans divers domaines a permis d’alléger les collaborateurs de la responsabilité de certaines décisions (car oui, prendre certaines décisions est parfois une grosse responsabilité) - parce que tout le monde n’est pas à la fois expert RH, marketing, produit, etc.
Désormais, il y a des experts qui peuvent accompagner les autres à avoir une meilleure compréhension sur certains sujets, et donc être une aide dans la prise de certaines décisions. Sans compter que plus on est nombreux, plus le nombre de décisions augmente, et on peut vite arriver à saturation. Tout le monde ne peut donc pas décider de tout, tout le temps.
Pour donner un exemple sur des décisions qui peuvent être prises par les collaborateurs, l'année dernière ils ont mis en place chez Digital4better un comité qui s'appelait le comité rémunération. Il était constitué de 3 ou 4 collaborateurs + Jennifer, et avait pour mission de définir un processus d'augmentation des salaires en interne, un sujet sensible qui touche donc l’ensemble des collaborateurs. C’était donc important qu’ils y soient associés. Ils ont procédé de la manière suivante :
Ils ont d’abord interrogé tous les collaborateurs pour recueillir leur avis sur le meilleur système d'augmentation à adopter (phase de co-construction).
Ensuite, à partir de ces résultats, ils ont élaboré différentes propositions.
Il y a eu un système de vote pour connaître la solution préférée des collaborateurs.
Mais au final, le comité avait mandat pour arbitrer et décider du processus iqui sera mis en place nfine (avec une validation finale au CODIR puisqu’ils ont leur mot à dire sur ces sujets rémunération).
On le voit bien à travers cet exemple de la rémunération qui est un sujet impactant, le sujet de la prise de décision est complexe :
Ces sujets demandent de l’expertise, et tout le monde n'a pas le même niveau de maturité et de compréhension sur ces sujets (entre ceux qui sortent de l’école et d’autres qui ont 30 ans d’expérience sur ces sujets).
Mais il est important d’avoir la vision collaborateurs, et bien comprendre ce qu’ils attendent, puisque ce sont eux qui seront impactés. La rémunération fait partie de leur bien-être.
Et ce n'est pas simple de se mettre dans une posture où l’on doit se mettre individuellement de côté, puisqu’il va falloir prendre une décision qui va être bénéfique pour le collectif - mais qui possiblement, peut léser individuellement…
À l’arrivée, le résultat n’est pas aussi optimum que ce qu'on pouvait attendre, puisque la décision finale n'est pas forcément représentative de ce que les collaborateurs pouvaient souhaiter. Elle ne donne ni entièrement satisfaction aux collaborateurs, ni même au CODIR
Le besoin de se faire accompagner
Quand on lit le livre Reinventig Organizations de Frédéric Laloux, on le voit clairement, ce qu’il y a de “mieux”, ce sont les organisations opales (ce qui est le cas des gouvernances partagées). On peut donc être tenté de vite mettre cela en place. Mais concrètement, mettre en place une organisation opale est extrêmement difficile… On vient de le voir, rien que sur l’exemple de la rémunération, ce n’est pas simple.
Se faire accompagner par des professionnels des organisations opales peut donc être une bonne idée. C’est la solution qu’ils ont choisie chez Digital4better : avec la croissance de l’entreprise et la complexité accrue de la gouvernance partagée, ils ont ressenti le besoin de se faire accompagner par un cabinet spécialisé.
Voici les principaux bénéfices qu’ils ont reçus de cet accompagnement :
Déjà, c’était rassurant car le cabinet leur a dit qu’à ce stade, ce qu’ils vivaient était tout à fait normal : c’est difficile !
Cela leur a apporté un regard extérieur, car en apprenant uniquement par soi-même, on finit par manquer de recul.
Ces experts leur ont apporté aussi de la méthodologie, tout en vérifiant si les fondations sont suffisamment solides pour résister aux différentes tempêtes que vivra l’entreprise (et si ce n’est pas le cas, il faut reposer certaines bases) : est-ce que cette gouvernance partagée répond bien aux attentes des collaborateurs, et sont bien en lien avec les attentes de l'entreprise ?
Restreindre le nombre de comités
Le cabinet leur a conseillé de restreindre certains comités : avoir beaucoup d’idées pour mettre de nouvelles choses en place, c’est bien, mais à un moment donné il vaut mieux se concentrer sur moins, mais mieux, plus efficient, plus stratégique par rapport à l'entreprise, à ses besoins et aux besoins des collaborateurs. Il est préférable d'avancer pas à pas, et d’être dans une démarche plus quali que quanti.
Combler les manques liés à l’absence de hiérarchie
Digital4better a fait le choix de ne pas avoir de management, donc pas de lien hiérarchique entre les personnes. Mais cela a créé des manques :
en termes de soutien, d’écoute, d’accompagnement de proximité envers les collaborateurs (pour des sujets opérationnels, de la vie courante, relationnels ou même perso).
en termes de feedbacks : certains collaborateurs ont exprimé que cela manquait, qu’ils avaient besoin de feedback, qu’il soit positif ou constructif.
en termes de montée en compétences : il y avait aussi le besoin de construire un référentiel de compétences, qui permette aux collaborateurs de savoir comment ils peuvent évoluer et grandir dans leur rôle.
Pour le cabinet, il était temps de mettre en place une organisation qui puisse combler ces manques, avec par exemple un relais de proximité qui puisse être à l’écoute des collaborateurs.
Les défis en cours
La gouvernance partagée comme le fait Digital4Better est un processus d'apprentissage continu. Aujourd’hui, les 2 grands défis en cours sont :
La mise en place et la pérennisation de cette variante du management évoquée précédemment, qui soit adaptée à leur structure sans hiérarchie traditionnelle et qui permette cet accompagnement de proximité.
Comment réussir à transformer tout ce qu’ils ont construit à ce jour, que ce soit dans l’organisation ou dans l'essence même de l’entreprise qui est numérique responsable, en une véritable culture d'entreprise. Il s'agit de faire en sorte que ces valeurs soient réellement vécues au quotidien par tous les collaborateurs, mais aussi qu’elles deviennent également un levier de rétention des talents de l’entreprise et un levier d'attractivité des futurs talents.
LES PIÈGES À ÉVITER QUAND ON MONTE UNE ORGANISATION OPALE
Confondre flexibilité et non-organisation
Un piège classique est celui de confondre flexibilité avec non-organisation. Si on crée une organisation dans laquelle les gens s'organisent comme ils veulent quand ils veulent, ils viennent quand ils ont envie, et font les objectifs / résultats qu'ils veulent… Même si cela part d’une belle vision humaniste, le retour de ce type d’expérience montre qu’en quelque mois, c’est le chaos complet !
Pourquoi ? Parce que cela crée de l'individualisme ; parce que s'il n'y a pas de définition du collectif, pas de cadre, on ne peut pas s’organiser, se coordonner. Donc c'est tout à fait louable de vouloir créer de la flexibilité, mais la flexibilité n'est pas la non-organisation, ce sont deux choses différentes.
Mauvaise compréhension de la notion de responsabilité
Beaucoup de collaborateurs apprécient l'idée d’avoir des responsabilités, de toucher à tout, cela a un côté excitant. Mais la vraie responsabilité, ce n’est pas d’avoir accès à toutes les infos, elle implique la capacité à prendre des décisions et à en assumer les conséquences, qu'elles soient positives ou négatives.
Risque de lenteur décisionnelle et d’instrumentalisation
Un élément important, c'est d’arriver à trouver le bon équilibre entre l'implication de l'intelligence collective et la vélocité. Car le problème des organisations dites vertes (c’est-à-dire très collectives, où chaque décision nécessite un consensus - voir le livre de Frédéric Laloux), c’est que cela peut être incroyablement lent, et donc impacter la croissance et la rentabilité nécessaires à la viabilité de l’entreprise.
Il faut accepter que parfois, certaines décisions prennent du temps, surtout que tout le monde n’a pas les mêmes niveaux de connaissance, de maturité et de compréhension des sujets abordés dans une entreprise. Cela fait partie de ce type de fonctionnement.
Autre problème : c'est très facile à instrumentaliser : quelqu'un de mal intentionné dans ce comité peut tout à fait devenir un grain de sable dans les rouages, et si on attend un consensus complet, on peut parfois l'attendre pour toujours…
Les organisations opales transcendent ce modèle d’organisations vertes : elles intègrent aussi la gouvernance partagée, mais tout en fixant des objectifs clairs et des deadlines afin de maintenir une certaine vélocité et efficacité.
Accepter différents niveaux d’implication
Jennifer a pu constater que toutes les personnes au sein de l'entreprise ne désirent pas forcément s'impliquer dans la prise de décision et assumer les responsabilités qui vont avec. Même dans une organisation opale, et même si on est convaincu de la valeur que cela peut apporter aux collaborateurs, certains préfèrent ne pas prendre part à son fonctionnement, ou seulement contribuer de manière ponctuelle sur des sujets spécifiques.
Même si cela peut être frustrant, il faut le reconnaître et accepter ces divers niveaux d'implication, pour éviter des tensions internes. Tout le monde n‘a pas envie de jouer le jeu, et c’est normal.
EN CONCLUSION
Grâce à Jennifer et ce partage inspirant, vous avez désormais matière à réfléchir sur tous les bénéfices de ce type d’organisation - que ce soit en termes d'implication, d'engagement et de responsabilisation des collaborateurs, ou de meilleures prises de décisions quand elles reposent sur l'intelligence collective.
Et pour ceux qui sont en train de tester ce type d’organisation agile et qui galèrent, vous l’avez compris : c’est normal… Donc soyez indulgents avec vous-mêmes, et persévérez… Le jeu en vaut la chandelle !
Vous pouvez contacter Jennifer sur LinkedIn
Ressources recommandées par Jennifer :
Le podcast Génération Do It Yourself de Matthieu Stefani
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